3
Le silence nocturne s’était reformé.
— Qui a crié ? interrogea Ballantine.
— Je ne sais, fit Sir Archibald. On aurait dit le cri d’agonie d’un homme qu’on égorge…
— Je n’aime pas ça du tout, dit Morane, dont le visage s’était soudain figé. Dans les circonstances présentes…
D’un geste de la main, Baywatter, qui prêtait l’oreille, fit signe au Français de se taire.
— Écoutez…
Morane et Bill prêtèrent l’oreille à leur tour. Des bruits de pas retentissaient maintenant au-delà des fenêtres.
— On marche dans le jardin, souffla Ballantine. Ils demeuraient tous trois les nerfs tendus, cherchant à distinguer quelque chose à travers le rideau, mais il n’y avait que le noir opaque de la nuit, l’obscurité tissée d’angoisse. Et ils demeuraient là, les nerfs tendus jusqu’à la douleur, à écouter ces bruits de pas feutrés qui se rapprochaient sans cesse. Des pas humains, certes. Mais, quand Ming menait la danse, tout cessait d’être humain, même l’homme. Et, en dépit du tragique de l’instant, Bob ne pouvait s’empêcher de songer à ce qu’avait écrit un de ses auteurs favoris, le grand écrivain fantastique Jean Ray : Une fenêtre dans la nuit est une épouvante. J’ai connu des gens qui devinrent fous rien que d’attendre l’être de cauchemar, surgi des ténèbres, qui collerait sa face mortelle sur les carreaux. Serrant les dents, Morane se secoua :
— Éteignons la lumière, dit-il.
— Vous avez raison, Bob, fit Sir Archibald. J’aurais dû baisser les volets, mais je suppose qu’il est trop tard à présent…
Le policier alla actionner l’interrupteur qui permettait d’éteindre et d’allumer en même temps toutes les lampes du bureau, et la pièce se trouva plongée dans le noir presque total.
— Êtes-vous armés ? interrogea Baywatter.
— Nous le sommes, fit Bob.
Il tira le revolver glissé dans sa ceinture. Un colt Python à canon court, capable de tirer aussi bien des projectiles de calibre 38 spécial que des 357 magnum à grande puissance. Presque en même temps, il ouït le claquement du mécanisme d’armement du gros 45 automatique de Bill. Il sourit dans l’ombre et murmura, se forçant à plaisanter :
— Quand on s’embarque sur le même bateau, que l’Ombre Jaune, on a soin d’emporter ses biscuits…
Une série de bruits caractéristiques apprit à Morane et à Ballantine que leur hôte fouillait dans un des tiroirs de son bureau, pour s’armer à son tour.
Les trois hommes demeurèrent silencieux, l’arme au poing, à fixer les grands rectangles bleus des portes-fenêtres donnant sur le jardin. Au-delà, les pas se rapprochaient lentement, et l’on pouvait à présent les distinguer avec assez de précision pour se rendre compte qu’il s’agissait de ceux d’hommes assez nombreux.
— Si seulement on pouvait espérer de l’aide, murmura Sir Archibald. Cette maison est trop isolée pour que nos appels puissent être entendus… Et ce maudit téléphone qui fait des siennes… Essayons encore…
Il marcha vers la table et, durant une dizaine de secondes, on l’entendit tripoter le poste.
— Rien à faire, finit-il par dire. Le câble a dû être tranché quelque part…
Au-dehors, les bruits de pas avaient soudain cessé de se faire entendre mais, les sens aiguisés par la présence du danger, Morane et ses compagnons avaient la sensation nette de présences hostiles derrière les croisées.
Et, soudain, l’une des portes-fenêtres éclata comme une peau de tambour. Les croisillons arrachés, les vitres brisées laissèrent béer une large ouverture dans laquelle plusieurs silhouettes humaines s’encadrèrent. On vit briller les lames de longs coutelas.
— Feu ! commanda Morane.
Ils tirèrent en même temps et deux silhouettes basculèrent, mais d’autres se dressaient derrière. La seconde porte-fenêtre éclata à son tour et de nouvelles formes humaines apparurent, de nouvelles lames brillèrent. Morane et ses compagnons tirèrent dans cette direction mais, si leurs balles portèrent, d’autres ombres apparurent aussitôt.
À présent, les assaillants, dont on distinguait les taches blafardes des visages, s’avançaient vers la table derrière laquelle étaient retranchés les trois amis.
— Ils sont trop nombreux, dit Sir Archibald. Quittons la pièce et fermons la porte sur nous. Cette porte est solide. Elle les retiendra pendant quelques instants…
Tout en tiraillant, ils reculèrent vers la porte. Quelques instants plus tard, ils l’avaient refermée derrière eux, et Sir Archibald tourna la clef dans la serrure.
— Ouf ! souffla le chef du Yard. Nous voilà tranquilles pour un moment. Nous en aurions bien abattus plusieurs, mais les autres nous auraient infailliblement égorgés.
Leur triomphe fut cependant de courte durée : des coups violents ébranlaient la porte d’entrée de la maison. Ils se trouvaient dans le vestibule, éclairé par une seule torchère d’angle, et ils voyaient les deux battants de la porte ployer sous les assauts répétés des assaillants.
— La retraite nous est coupée de ce côté, dit Morane.
Il désigna l’escalier monumental qui, à mi-hauteur du vestibule, se divisait en deux jetées grimpant vers les étages.
— Filons par-là, lança encore Bob. Pour le moment, c’est notre seule chance d’échapper…
À peine cet avis avait-il été formulé que la porte d’entrée s’abattit sous la ruée furieuse d’un groupe compact d’individus vêtus de noir et dont les visages, aux traits asiates, ne témoignaient que d’une étrange indifférence. Pourtant, tous portaient des coutelas, dont ils semblaient disposés à se servir. Sans hâte, d’un pas un peu automatique et chancelant, ils s’avancèrent à travers le hall.
— À l’escalier, vite ! hurla Morane.
Ils l’atteignirent à l’instant précis où la porte du bureau s’abattait à son tour, pour livrer passage à une nouvelle meute d’assaillants. Quelques coups de feu en jetèrent plusieurs sur les dalles. Les autres, trébuchant sur les corps, s’immobilisèrent un instant.
Ce répit devait permettre à Bob, à Ballantine et à Sir Archibald d’atteindre le premier palier. Mais, quand ils y prirent pied, leurs ennemis avaient gagné les premières marches. Combien étaient-ils ?… Trente ?… Quarante ?… Ou davantage ?… Il eût été difficile de le dire. Plusieurs balles bien ajustées en firent rouler deux ou trois, mais les armes étaient déchargées ; le temps d’y glisser de nouvelles cartouches, et les agresseurs auraient rejoint les trois amis.
Sir Archibald désigna un énorme coffre, de style gothique, qui occupait toute la largeur du palier.
— Faisons-le rouler sur eux… Cela les retardera…
En un clin d’œil, la force colossale de Bill aidant, le meuble fut arraché à la muraille et basculé dans l’escalier, fauchant sous son poids les attaquants, en écrasant une demi-douzaine, faisant reculer les autres.
— Profitons-en pour gagner le grenier, conseilla encore Baywatter. Nous pourrons nous y barricader… Ils gravirent quatre à quatre les deux étages qui les séparaient des combles, où ils pénétrèrent, pour en bloquer la porte avec tout ce qu’ils purent trouver : vieilles malles, poêle de fonte démodé, machine à coudre vétuste, sommiers déglingués…
Pourtant, cette fragile barrière, ne devait pas résister bien longtemps à la poussée aveugle des assaillants. Au bout de quelques minutes, elle fut balayée, et Bob et ses compagnons, qui avaient profité du répit pour recharger leurs armes, durent reculer en tiraillant, jusqu’à ce que leurs munitions fussent une fois de plus épuisées. Mais, à présent ils ne pouvaient plus recharger, car les réserves leur manquaient.
Les dernières salves avaient arrêté pendant quelques instants l’avance des agresseurs.
— Il existe un petit cagibi au fond du grenier, dit Sir Archibald. Nous pourrons en bloquer la porte avec des madriers qui traînent par-là. Tout ce que nous pourrons faire ensuite, c’est espérer que les coups de feu auront attiré du monde… Si personne ne les a entendus, nous serons pris au piège…
Le cagibi dont avait parlé Sir Archibald était une petite pièce de deux mètres sur deux à peine, fermée par une porte basse et étroite, qu’il avait été aisé de bloquer à l’aide de deux madriers appuyés au mur d’en face. Rapidement, à l’aide de sa lampe de poche, Morane inspecta les murailles nues, dont le plâtre s’écaillait par endroits.
— Pas folichon comme retraite, dit-il. Avant longtemps, on va s’y trouver un peu à l’étroit… Et pas moyen de filer… Bref, on se trouve comme qui dirait au bout du rouleau…
Sir Archibald montra une tabatière, au-dessus d’eux.
— À la toute dernière extrémité, on pourrait fuir par là…
— Et après ? dit Bob. On déboucherait sur les toits et, comme cette maison est isolée, on ne serait pas plus avancés… Bien entendu, on pourrait descendre dans le jardin par une conduite d’eau ou de paratonnerre, mais nous serions assurément attendus en bas et, désarmés comme nous le sommes à présent…
Bill Ballantine leva la tête vers la tabatière.
— Sans compter que, si je devais filer par-là, je devrais, avant, me passer au laminoir…
Des coups sourds, d’une extrême violence, résonnèrent contre la porte, mais celle-ci ne fut même pas ébranlée.
— Bloquée comme elle est, fit Bill, faudrait un canon pour l’enfoncer, à moins qu’on ne démolisse les panneaux à la hache… Mais je n’ai vu aucun de ces instruments entre les mains de nos agresseurs et, d’ici à ce qu’ils en trouvent une, on sera venu à notre secours…
— Si l’on vient, dit Bob.
— On viendra, assura Sir Archibald, les coups de feu auront été entendus…
— N’oubliez pas, remarqua Morane, que ces coups de feu ont été tirés à l’intérieur de la maison et que, par conséquent, leurs échos ont dû considérablement être amortis… En outre, l’habitation la plus proche se trouve à plusieurs centaines de mètres.
— De toute façon, insista le chef du Yard, quand la communication téléphonique a été coupée, l’inspecteur Mayland a dû trouver cela suspect. Il m’aura rappelé et, n’obtenant pas de réponse, il se sera inquiété et aura consulté la compagnie des téléphones. Il aura alors appris que la ligne avait été mise intentionnellement hors d’usage, et il aura alerté les voitures de patrouille. À mon avis, nous ne tarderons plus à entendre les sirènes…
« Voilà bien des probabilités », pensa Morane. Mais il ne voulut pas, par des paroles pessimistes, entamer les espoirs de Sir Archibald. D’autre part cependant, une crainte lui était venue. Si quelqu’un ouvrait le feu à travers la porte, avec une arme automatique par exemple, ses amis et lui seraient immanquablement tués car, dans le petit espace dont ils disposaient, il leur serait impossible de se mettre à l’abri. Il crut bon de faire part de ses craintes à Sir Archibald et à Bill.
— Il est à remarquer, dit ce dernier, que nos ennemis n’ont, en aucun moment, fait mine de se servir d’une arme à feu. Il semble donc qu’ils n’en possèdent pas…
— Souvenez-vous que, par le passé, les complices de Monsieur Ming ont rarement, voir jamais, fait usage d’armes à feu, remarqua à son tour Baywatter. Peut-être parce que l’Ombre Jaune éprouve une instinctive répulsion pour ces engins qu’il considère issus de cette civilisation occidentale qu’il exècre tant…
— Ce que vous supposez là est peut-être vrai, commissaire, fit Morane. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que Ming n’est pas homme à faire de la sentimentalité sur le choix des moyens. Et puis, n’oubliez pas que, après tout, la poudre est une invention chinoise… Peut-être faudrait-il trouver une autre raison au fait que nos agresseurs soient armés seulement de coutelas… S’ils avaient eu des revolvers, il y a belle lurette que nous serions tous trois passés de vie à trépas…
Mais il était inutile de chercher des raisons au comportement des assaillants. Ils étaient assez énigmatiques pour ne pas leur ajouter un nouveau mystère.
Les secondes, les minutes s’écoulèrent. De temps à autre, une violente poussée, de l’autre côté de la porte, faisait vibrer le battant et les madriers qui le maintenaient, mais sans vraiment les ébranler. Sans cesse, l’oreille aux aguets, les trois assiégés guettaient le hululement des sirènes de police. Pourtant, rien ne venait et Bob Morane, qui préférait l’action, même dangereuse, à cette attente, décida :
— Je vais tenter une sortie par les toits. Je trouverai bien un moyen de descendre et de me faufiler à travers le parc pour chercher du secours.
— Ce serait de la folie, dit Sir Archibald. En admettant même que vous réussissiez à atteindre le parc, vous n’en sortiriez pas vivant…
Bill Ballantine, lui, ne dit rien. Il savait que, quand son ami avait pris une décision, il était difficile de l’en faire démordre. Déjà, Bob avait d’ailleurs insisté, d’une voix têtue :
— J’y vais… Dites-moi d’où je pourrai téléphoner, commissaire…
Sir Archibald comprit qu’il serait inutile d’insister.
— Vous trouverez une cabine de l’autre côté de l’avenue, face au parc, expliqua-t-il. Elle est cachée par des arbres…
Morane se dressa et ouvrit la tabatière, il passa la tête au-dehors, mais ne distingua rien d’autre que la nuit et la pente du toit dont les tuiles mouillées par le brouillard brillaient comme les écailles humides d’un saurien. Un saut léger, un rétablissement, et il se retrouva couché à plat ventre dans le chéneau. Il savait qu’il trouverait une conduite de descente d’eau à l’angle du bâtiment et que cela lui permettrait de gagner le parc.
Lentement, silencieusement, il se mit à ramper le long du chéneau, vers le coin du toit. Il l’atteignit sans encombre et, déjà, de la main, il caressait le bord circulaire du trou d’écoulement des eaux, quand un bruit léger, au-dessus de sa tête, attira son attention. Il vit l’homme vêtu de noir, débusqué brusquement de derrière le bloc de maçonnerie d’une cheminée. Il vit le visage blafard et figé, l’éclair de la lame brandie.
Glissant le long du toit, l’assaillant venait vers lui. Morane savait que, d’un seul mouvement du corps, il pourrait éviter l’attaque et, en même temps, précipiter son agresseur dans le vide. Mais la chute pourrait ne pas passer inaperçue à d’éventuels ennemis postés dans le parc, et il serait découvert. Ce qu’il fallait, c’était mettre son antagoniste hors de combat sur le toit même, sans lui laisser le loisir de donner l’alarme.
Déjà l’homme était sur lui, le coutelas levé. De l’avant-bras gauche, en un coup d’arrêt classique de jiu-jitsu, Morane bloqua l’attaque. Presque en même temps, enroulant son propre bras par-dessus celui de l’adversaire, il lui bloquait le poignet sous son aisselle, l’empêchant ainsi de faire usage de son arme. Du tranchant de la main droite, il frappa alors l’homme à la gorge pour, quand il eut perdu connaissance, le laisser glisser dans le chéneau.
— À présent, murmura-t-il, gagnons le parc sans plus attendre…
Se penchant par-dessus le rebord du toit, il empoigna le tuyau d’écoulement et, prenant appui sur les pieds, il se mit à descendre rapidement en direction du sol. Quand il l’eut atteint, il demeura quelques secondes accroupi au pied de la muraille, à tenter de creuser les ténèbres devant lui. Mais le parc semblait désert. Alors, il se décida et se mit à courir sur la pointe des pieds, à demi courbé, en direction de la grille, évitant avec soin de suivre les allées pour se couler dans l’ombre des massifs.
Ce fut sans avoir fait de nouvelles mauvaises rencontres qu’il atteignit la grille et se glissa hors de la propriété. Là, il trébucha sur un corps étendu. C’était celui d’un constable. Le malheureux avait eu la gorge tranchée. Sans doute avait-il surpris les assaillants au moment où ils pénétraient dans le parc, et il était tombé sous leurs coups. C’était sa plainte d’agonie que Morane et ses compagnons avaient entendue.
Rapidement, Bob inspecta l’avenue, totalement déserte à cette heure. De l’autre côté, une rangée d’arbres étaient plantés. « C’est là que doit se trouver la cabine dont m’a parlé Sir Archibald », songea-t-il. En quelques enjambées, il traversa la chaussée et s’engagea entre les arbres. La cabine téléphonique était là. Il y pénétra, tira une pièce de monnaie de sa poche et, rapidement, à la lueur de sa torche électrique, il l’introduisit dans la fente. Alors, il forma sur le cadran le numéro 999.
À l’autre bout du fil, le timbre résonna quatre fois, puis quelqu’un décrocha et une voix déchira, d’un ton neutre :
— Scotland Yard écoute…
— Ici c’est le commandant Morane, dit Bob. Sir Archibald Baywatter est en danger, chez lui… Envoyez aussitôt toutes les voitures disponibles… Oui, chez Sir Archibald… C’est une question de vie ou de mort… Vous m’entendez ?… De vie ou de mort…
Au ton de son correspondant, le standardiste du Yard dut comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie.
— Compris, sir, fit-il. Je lance immédiatement un appel général…
Bob raccrocha et sourit. « Voilà qui est réglé, songea-t-il. Avant cinq minutes, le coin grouillera de policiers à ne savoir qu’en faire… »
Il attendit jusqu’à ce qu’au loin une sirène retentit, se rapprochant rapidement. « Allons, songea-t-il encore, il ne me reste plus à présent qu’à m’apprêter à souhaiter la bienvenue à ces dignes représentants de la loi. Il quitta la cabine et s’avança entre les arbres, vers la chaussée. C’est alors que, derrière lui, une voix douce comme le ronronnement d’un tigre murmura :
— Ravi de vous revoir, commandant Morane.
Bob voulut se retourner. Il eut tout juste le temps d’apercevoir une large face olivâtre, la double luciole de deux terribles yeux couleur d’ambre, fixes et lumineux comme ceux des grands fauves. « Monsieur Ming ! » songea-t-il. Le tranchant d’une énorme main, pareille à un couperet, le frappa à la nuque, et il plongea dans les ténèbres.